Lutter contre la tentation de Venise

Des continents entiers se dressent et nous défient. Face à une compétition mondiale qui dépossède de leur destin les pays insouciants, comment préserver notre souveraineté, notre liberté, notre mode de vie, notre système de valeurs ? Telle est bien aujourd’hui la question au cœur de nos sociétés occidentales. Insouciant, l’Occident l’a été, en pensant que sa prééminence serait éternelle. Et que l’effondrement du communisme marquait la fin de l’histoire et le triomphe d’un seul modèle économique, social et politique : celui de la démocratie libérale. Insouciant, l’Occident l’a été, en ne mesurant pas la soif de revanche et le ressentiment qu’il avait pu provoquer parmi les populations qu’il avait mises sous tutelle au XIXè et au XXè siècle. Insouciant et naïf, l’Occident l’a été, en s’imaginant qu’il allait pouvoir piloter, contrôler le développement des pays émergents, à commencer par la Chine.

Si on ne peut pas réécrire l’histoire de ces dernières décennies, encore faut-il savoir l’analyser. Sans complaisance. Tout se passe comme si la Chine avait appliqué, depuis 1978 et la définition par Deng Xiaoping de l’économie socialiste de marché, une stratégie de reconquête visant à lui redonner la première place mondiale. Le trait de génie des Chinois a consisté à s’appuyer sur les multinationales occidentales et… le dollar. Aux premières, Pékin a offert, non pas l’accès libre à son marché intérieur, mais la possibilité de faire fabriquer à des coûts défiant toute concurrence la quasi totalité des produits dont le consommateur occidental est friand. Des multinationales, strictement encadrées, mais à qui on a toujours fait miroiter un possible accès à ce futur eldorado d’un milliard et demi de consommateurs . Des multinationales devenues, notamment aux Etats-Unis, le principal lobby pro-chinois. Il est vrai que leurs marges, grâce aux délocalisations et à d’habiles optimisations fiscales, ont explosé. Enfin, en indexant le yuan sur le dollar, la Chine garantissait à ses clients une stabilité des prix de revient.

Dans un premier temps, les opinions publiques des pays occidentaux n’ont pas saisi toutes les conséquences de cette mondialisation accélérée, de cette libération effrénée des échanges, de cette course au « toujours plus loin, toujours moins cher ». C’était, expliquait-on, dans la logique des choses. D’une société agricole, on était passé à une société industrielle. Les agriculteurs devenant des ouvriers. Aujourd’hui, nous entrons dans l’ère post-industrielle à base de services. Laissons les usines aux pays émergents. À nous la conception, le commerce, la finance, la gestion des marques. Les déficits commerciaux ne veulent plus rien dire. Seuls comptent les mouvements, les flux de biens, de personnes et de capitaux. Plus il y aura de flux, plus il y aura de création de valeur. Ce discours avait sa logique. Il n’a pas été pour rien dans l’émergence d’une société de l’immatériel, du virtuel et des bulles successives. C’est ainsi que l’industrie financière a pris la place de la production de biens matériels. Les salles de trading, notamment à Wall Street et à Londres, ont remplacé les usines.

Pourquoi s’en préoccuper, puisque ce faisant l’Occident allait dans le sens de l’histoire. Le consommateur n’y trouve-t-il pas son compte, puisque les rayons de Wal-Mart, Carrefour et autres supermarchés lui proposent une foultitude de produits made in China, ou made in émergents toujours moins chers ? Certes, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous, mais on ne répare plus, on change.

Les entrepreneurs ont laissé la place aux managers, aux chasseurs de coûts qui, sous la pression des investisseurs financiers, n’ont plus qu’un seul objectif : la shareholder value, puisque seul compte désormais l’actionnaire et son profit à court terme. Un profit qui vient surtout d’une rotation accélérée des flux et des actifs. L’erreur de l’Occident aura été de vouloir aller trop vite et trop loin. Trop vite et trop loin dans la mondialisation et l’ouverture non régulée des marchés. Trop vite et trop loin dans la généralisation de l’OMC. À cela s’est ajouté, pour l’Union européenne, une seconde erreur : celle de s’élargir trop vite et trop loin ; d’accepter en son sein une concurrence sans limite. L’Union européenne, en raison notamment de l’idéologie en vigueur à Bruxelles, étant de surcroît ouverte à tous les vents. Elle a jeté aux oubliettes un des principes fondateurs du marché commun : la préférence communautaire. Au nom du consommateur, oubliant que ce dernier est aussi producteur et contribuable. Comment a-t-on pu laisser se développer, entre des pays ayant la même monnaie, un paradis fiscal comme le Luxembourg, par où transitent la plupart des opérations financières de défiscalisation. Comment a-t-on pu laisser l’Irlande servir, à coups de dumping fiscal, de porte-avions pour les multinationales américaines et japonaises, qui y ont localisé leurs centres de profit ? Et l’on accueille maintenant l’Estonie dans la zone euro, dont le président confiait récemment à un économiste renommé que la stratégie de son pays se résumait en deux mots : « zéro taxes ».

L’Occident a raté le passage à la société post-industrielle

La délocalisation massive de la production de biens matériels de l’Occident vers les pays émergents a eu de multiples effets pervers. Michel Volle a parfaitement disséqué ce processus. En délocalisant, on a sauté l’étape de la modernisation, de l’informatisation, de la robotisation de nos usines. Certes, il y a, comme toujours des exceptions dont Michelin et quelques autres, mais on a vu, au cours des deux dernières décennies, des usines entières démontées pour être réimplantées en Chine ou ailleurs. On a pris l’habitude de sous-investir, y compris dans les infrastructures, qui vieillissent et se dégradent. La France, grâce à ses «utilities», étant encore relativement préservée.

En concentrant le capital financier sur des activités purement spéculatives ; en lui donnant des objectifs de retour sur investissement irréalistes ; en privilégiant les opérations de LBO, et donc l’endettement ; en favorisant une rotation accélérée des actifs… les pays riches ont pour le moment raté le passage à la société post industrielle. Certes, dira-t-on, il y a Internet qui a créé des emplois, permis l’émergence de quelques géants et favorisé de belles plus-values boursières. Mais il s’agit d’une activité, pour l’essentiel, tournée vers la consommation, la communication. Au-delà de l’enrichissement de quelques-uns, on ne peut pas faire reposer la croissance d’un pays développé sur la seule activité Internet. Les Google et autres Facebook, pour les Etats-Unis, la finance britannique et l’informatique indienne ne compenseront jamais les déficits industriels de ces pays qui vont s’aggraver avec la hausse des prix de l’énergie et des matières premières. On ne peut faire reposer le commerce extérieur sur les seuls services. On a voulu nous faire croire qu’il n’y avait pas de modèle alternatif à la finance anglo-saxonne. La France, depuis la déréglementation financière amorcée il y a plus de vingt ans, a choisi, sans le dire ni l’assumer, ce modèle. Or, il en existe d’autres. Pour Jean-Louis Beffa, il faut analyser ce qui se passe à l’aune d’une double grille de lecture. Il y a les pays comme l’Allemagne et le Japon pour qui le secteur industriel et l’exportation ont toujours été une priorité On peut y rajouter la Corée et le Brésil. Et il y a les régimes libéraux et les mercantilistes. Pour les premiers, symbolisés par les Anglo-Saxons, l’actionnaire occupe une position clef, centrale dans l’élaboration de la stratégie des entreprises. Les États, les politiques doivent interférer le moins possible dans une économie où les marchés… sont par essence efficients.

Dans les États mercantilistes, l’objectif est d’abord et surtout de développer l’exportation par tous les moyens. La Chine incarne ce modèle qu’elle a en quelque sorte réinventé, en l’articulant autour de trois principes : « je contrôle l’entrée des capitaux ; je gère mon taux de change ; je bâtis mon appareil industriel et technologique en misant sur l’exportation ». Des États, plus démocratiques, comme la Corée et l’Allemagne, ont également adopté cette stratégie mercantiliste, qui se révèle aujourd’hui la plus performante. Tout se passe comme si des pays comme la France étaient pris dans une tenaille. D’un côté, la grande Chine qui ne cache plus désormais ses ambitions dans les hautes technologies, le luxe, la finance. Une grande Chine qui, forte de sa croissance et de sa puissance, attire désormais comme un aimant les capitaux occidentaux, qui vont y chercher la rentabilité que ne leur offrent plus les économies occidentales. Après le travail, c’est donc le capital qui risque à son tour de se délocaliser. Singapour veut prendre la place de Zurich et de Genève. Hong Kong ambitionne de supplanter la City et Shangai de rivaliser avec Wall Street. De l’autre, la petite Chine, l’Allemagne, qui veut continuer à gagner des parts de marché sur ses rivaux européens, et faire peu à peu évoluer ses excédents commerciaux vers les pays émergents et la Russie. Deux pays confrontés à un même défi : assurer à long terme le pouvoir d’achat d’une population qui vieillit, ne se renouvelle pas, et financer le coût croissant de la grande dépendance.

Deux options pour la France

Pouvons-nous encore maîtriser notre destin, et comment ? Certes, il est tard, bien tard pour réagir. Les dirigeants, les élites, mais aussi l’opinion publique ont fait depuis deux décennies la sourde oreille aux quelques rares voix qui mettaient en garde contre les excès du capitalisme financier, la liquidation de pans entiers de l’industrie, et l’élargissement d’une Europe ouverte à tous les vents. Idem pour ceux qui dénonçaient ces deux boulets que sont les trente cinq heures et l’ISF que la France s’était attachés aux pieds, au moment où la guerre économique s’exacerbait. Une fois de plus, notre pays s’est retrouvé à contretemps du tempo de l’économie mondiale. C’est ainsi ! Est-ce une raison pour baisser les bras ?

D’aucuns pensent que notre avenir dépend désormais plus de Berlin que de nous-mêmes. Que nous n’avons plus d’autre choix que de coller à l’Allemagne, afin d’être son premier vassal. À nos voisins, l’industrie au sens large, les biens d’équipement, l’exportation. À nous, l’art de vivre, la culture, les bons produits alimentaires, les services à la personne, le tourisme, le luxe et quelques niches industrielles de-ci de-là. Nos banques, plus performantes que leurs homologues d’outre-Rhin pouvant apporter leur expertise aux entreprises allemandes. Berlin serait ainsi au centre d’une Europe allemande. Avec la Russie, fournisseur énergétique privilégié, son hinterland à l’Est pour la fabrication de ses sous-ensembles industriels et la France qui assurerait tout ce que l’Allemagne ne veut pas ou ne peut pas produire. À commencer par un certain art de vivre. C’est une option. Elle ne saurait satisfaire tous ceux qui partagent une certaine idée de notre pays et du rôle qu’il peut encore jouer sur la scène internationale. C’est dire que la prochaine élection présidentielle sera cruciale. Notre avenir dépendra plus que jamais du prochain quinquennat.

Comment rebondir ? D’abord, en définissant une stratégie globale. Comme l’Allemagne. Et en l’expliquant. En ne craignant pas d’importer ici ou là des idées qui ont fait leurs preuves chez les uns ou chez les autres. Et en misant sur ce qui reste de nos points forts. Une stratégie qui implique un dialogue franc et musclé avec l’Allemagne, partenaire a priori incontournable mais qui ne saurait en aucun cas être notre suzerain. Le couple franco-allemand, comme tant de couples modernes, doit fonctionner sur une stricte égalité de pouvoir. Il y a une sorte de consensus désormais dans notre pays pour vanter les mérites des PME. Les moyennes entreprises familiales ne sont-elles pas à la base de la puissance économique allemande ? Il faut, bien évidemment, revivifier le tissu entrepreneurial. Cela prendra beaucoup de temps et passe par une évolution des mentalités. Non seulement les Français font un rejet de l’industrie, qu’ils voient encore souvent avec les yeux de Zola, mais ils ont de surcroît un problème avec la réussite, l’entreprise, l’enrichissement personnel. Favoriser le développement des PME implique de détricoter, de simplifier les innombrables couches sédimentaires qui régentent notre système social. De mieux encadrer le rôle des LBO et de la finance. Sans parler d’une nécessaire révision de la fiscalité. Vaste programme. Indispensable si l’on veut rebondir , mais qui nécessitera une volonté sans faille et prendra du temps. En attendant, il faut faire avec ce que l’on a. C’est-à-dire nos multinationales – le CAC 40 – aujourd’hui essentielles à l’économie française. Certes, elles réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires et de leurs profits hors des frontières. Certes, leur contribution fiscale est souvent modeste, eu égard à leur poids. Certes, leur actionnariat s’internationalise, tout comme leurs états-majors. Mais, comme plusieurs auteurs l’ont rappelé, les multinationales ont toujours une nationalité. Faisons en sorte en sorte que les groupes du CAC 40 conservent leur nationalité française. Car derrière un grand groupe, il y a la chaine de sous-traitance. Derrière un siège social, il y a les services qui s’y rattachent. Derrière un état-major et un actionnariat d’origine française, il y a enfin un certain attachement au territoire qui, au miment des arbitrages, fera peser la décision dans le bon sens.

Dans les relations entre l’État, le pouvoir politique, l’opinion et nos multinationales, il y a souvent de l’incompréhension, voire des frictions. Mais il est de l’intérêt bien compris des uns et des autres de conclure un deal, qui soit si possible gagnant, gagnant. Areva, par exemple, est une entreprise française. Elle ne sera jamais chinoise ou coréenne. Sauf si elle se fait racheter. Nos multinationales savent, au fond d’elles-mêmes, qu’elles seront toujours regardées comme des groupes occidentaux en Chine. Le jour où l’entreprise délocalise son siège social, son état-major, ou lorsque son capital change de mains, elle abandonne de facto sa nationalité d’origine et par voie de conséquence, la protection de l’État. Cela n’est en rien contradictoire avec la nécessité pour nos multinationales d’aller chercher la croissance là où elle est, c’est-à-dire, pour beaucoup, dans les pays émergents. Cela n’est en rien contradictoire avec la nécessité de délocaliser les productions dans les zones monétaires où l’on doit vendre. Airbus doit fabriquer aux États-Unis pour vendre en dollar et en Chine pour produire en yuan pour le marché chinois. En revanche, la délocalisation systématique dans le seul but de réexporter des produits finis ou des services vers la France ne doit plus être systématique.
Si nous voulons que nos grands groupes conservent une base industrielle sur le territoire plus importante que leur seul chiffre d’affaires en France, il est impératif d’investir, de rationaliser, d’automatiser. Bref, de construire de nouvelles unités de production à partir des technologies informatiques. Non seulement nous devons conserver et accroître l’effort de recherche et développement, développer nos laboratoires, améliorer la connexion entre recherche publique et privée. Mais aussi récupérer ce que les Américains appellent le scaling, la mise à l’échelle, la mise en production de l’innovation.
Aujourd’hui, l’Occident, notamment les Américains, a encore une recherche fondamentale, et dépose des brevets. Mais la concrétisation industrielle de ces innovations se fait en Chine. Non seulement nous perdons donc des emplois, mais à terme nous ne maitriserons plus les processus industriels. Ce sont la Chine et les pays émergents qui monteront en gamme. Toute innovation majeure devrait donc être d’abord industrialisée sur le territoire. Quitte à s’approvisionner en composants, en sous-ensembles aux quatre coins du monde. Mais la maîtrise d’œuvre doit rester un certain temps chez nous. C’est à cette condition que l’on conservera une – petite – avance technologique. C’est ce qu’ont fait les Allemands et cela leur a réussi.

Dans ce deal entre la France et ses grandes entreprises, il appartiendrait à la collectivité, représentée par l’État, d’élaborer une stratégie globale à double détente. Avec des mesures spécifiques, ciblées, pour préserver, développer tel ou tel secteur jugé primordial, ou pour éviter qu’un grand groupe ne fasse l’objet d’une prédation. Il ne faut pas qu’il y ait de nouveaux Arcelor, Pechiney, voire Alcatel Lucent.

Trois grands secteurs d’activité, essentiels pour l’emploi, notre balance commerciale et notre savoir-faire, sont aujourd’hui menacés. La Défense, l’agriculture et l’agro-alimentaire, ainsi que la construction. On peut, dans une vision pacifiste des choses, estimer que les dépenses militaires sont inutiles. Reste que l’Europe n’existera jamais en tant que puissance sans avoir les moyens de se défendre. L’Allemagne a choisi, pour des raisons qui lui sont propres, de ne pas investir dans ce domaine et de s’en remettre au parapluie américain. La sagesse commande pourtant de ne jamais compter sur les autres en cette matière. Face au désengagement allemand, la France s’est tournée vers la Grande-Bretagne. L’alliance qui s’ébauche fait penser à celle de l’aveugle et du paralytique. Les deux pays ne partagent pas la même vision stratégique. Leurs intérêts à l’exportation ne sont pas identiques. Leurs budgets sont exsangues. Sans un strict respect de la loi de programmation militaire, sans une relance des crédits d’étude et des équipements, notre complexe militaro-industriel va achever de se disloquer, et nos positions à l’étranger, acquises lors des Trente Glorieuses, disparaîtront les unes après les autres. Non seulement nous n’aurons plus d’armée digne de ce nom, mais notre force de frappe ne sera plus crédible. À terme, c’est notre statut de grande puissance qui sera remis en cause. Sans les budgets de la défense, bien de nos grands groupes (Thalès, Safran, Matra, Dassault…) ne seraient pas ce qu’ils sont. C’est dire que la politique de rigueur doit être sélective. Elle ne doit pas non plus faire une croix sur l’agriculture, et la filière agro-alimentaire. Le food power est une réalité. Il ne s’agit pas de brader nos atouts dans ce domaine.

Autre secteur clé : la construction. Il manque un million de logements en France. C’est devenu un des principaux sujets de préoccupation des ménages. La part de leurs revenus consacrée au logement est trop importante : 30 %, alors qu’en Allemagne, elle n’est que de 20 %. Relancer la construction pour reloger les Français à bon prix et éviter la formation d’une bulle spéculative devrait être une des priorités du prochain quinquennat.

Améliorer la compétitivité de France Inc.

Le second volet de cette stratégie globale concerne des mesures horizontales d’ordre général (fiscalité, réformes sociales, infrastructures, éducation…). Elles auraient pour but d’améliorer la compétitivité du pays, de favoriser la croissance, et surtout de montrer, à l’intérieur comme à l’extérieur, que telle ou telle mesure s’inscrit dans un cadre général et qu’elles participent de la volonté du pays de rebondir. Bon nombre de ces mesures sont évoquées dans cet ouvrage. Qu’il s’agisse du crédit impôt-recherche, de la réhabilitation des carrières d’ingénieur et de l’apprentissage, ou de la nécessité de travailler plus en rythme annuel. C’est dans le domaine de la fiscalité que l’action sera la plus délicate, tant le sujet est sensible. Comment faire en sorte que l’opinion publique n’ait plus le sentiment qu’il y a ceux qui paient l’impôt (les ménages et les PME) et ceux qui proportionnellement paient beaucoup moins (les hyper-riches et les multinationales) ? Il faudrait arriver à une situation où un traitement fiscal privilégié aurait pour contrepartie des engagements d’investissement et d’emploi sur le territoire. Avec, bien évidemment, un traitement plus rigoureux des multinationales étrangères qui, à coups de prix de transfert arrangés ou de délocalisations des lieux de facturation dans des paradis fiscaux, exercent une concurrence déloyale sur les grands groupes domiciliés en France. Pourquoi ne pas réfléchir à une corporate activity tax, calculée sur le chiffre d’affaires que ces multinationales étrangères réalisent en France, à partir de leurs plateformes extérieures ? Une CAT, modulaire en fonction des investissements réalisés et à valoir sur un éventuel IS.

L’argent est bien le nerf de la guerre. Face à un État exsangue, endetté, comment trouver les ressources nécessaires pour accompagner une stratégie globale, et favoriser les investissements productifs ? Les banques ? Il ne faut pas trop compter sur elles. Elles ont leurs propres problèmes. Les grandes entreprises non financières du Cac 40 l’ont bien compris, puisqu’elles créent leur établissement financier, Corporate funding association, afin de lever directement les capitaux dont elles ont besoin. Il y a Oseo pour les PME, le FSI, mais leurs capacités sont loin d’être suffisantes.

Reste l’épargne des ménages. À commencer par celle qui s’est réfugiée dans l’assurance-vie (1 300 milliards d’euros). En donnant à la finance le quasi-monopole de la transformation de l’épargne, l’État s’est privé d’un outil majeur. Il y a dix ans, la dette française était détenue à 70 % par des résidents. Aujourd’hui, elle l’est à 70 % par des non-résidents. En fait, le système financier a placé notre épargne aux quatre coins du monde, y compris dans des obligations grecques, portugaises ou autres. Et en contrepartie, il vend de la dette française aux investisseurs internationaux. Nous mettant, comme tous les autres États, sous leur dépendance.

Il est impératif d’inverser ce mouvement. D’abord, parce qu’il y a aujourd’hui une contradiction. On ne peut, comme le veulent les États, réduire la volatilité des marchés, le poids et le pouvoir de la finance sans leur retirer une partie de leur matière première : l’argent des autres. Ensuite, parce qu’il faut à tout prix préserver le capital des épargnants. Nous en avons tous trop besoin pour le futur. Or, les derniers développements de la crise financière montrent que même les placements jugés les plus sûrs, comportent aujourd’hui un risque de perte. Enfin, parce qu’il vaut mieux, à terme, que la dette française soit détenue pour l’essentiel par les Français. L’émission directe par l’État d’OAT perpétuels, qui se substitueraient aux OAT anciens, au fur et à mesure de leurs remboursements, serait un moyen de se soustraire peu à peu à la dictature des marchés et des agences de notation.

Une partie de cette épargne nationale pourrait également être réorientée vers l’investissement pour le futur et le capital de nos entreprises, à commencer par celui des grands groupes. La fiscalité doit refléter la stratégie d’un pays, ses valeurs. On ne peut pas prôner le retour à une vision à long terme, fondée sur l’investissement et la stabilité des actionnariats, en conservant une fiscalité qui privilégie les plus-values à court terme. Notamment celles des entreprises. L’impôt sur les plus-values doit être dégressif. Très élevé pour le très court terme. À taux nul pour une cession à long terme.
Si l’on veut que l’épargne s’oriente vers les entreprises, il faudra également éviter de matraquer fiscalement les revenus, c’est-à-dire les dividendes. Et résoudre ce paradoxe, qui n’est pas propre à la France, qui veut que les contribuables nationaux soient systématiquement plus maltraités que les étrangers. Ou ceux qui se sont situés hors de France. Il faut réfléchir à un système de retenue à la source pour tous les revenus, dividendes et coupons distribués en France. Quelle que soit la nationalité ou le lieu de résidence fiscale du détenteur.

Une réforme fiscale équitable qui partage les efforts est une des conditions d’un rebond. Elle n’est pas la seule. Une relance du dialogue social pour déboucher sur un nouveau contrat social est essentielle. Ce thème a été évoqué par plusieurs des grands patrons qui ont participé à cet ouvrage. Là aussi, l’Allemagne et sa cogestion nous montre la voie. Le rôle de nos multinationales dans un tel dialogue est primordial. Encore faut-il que quelques-uns de leurs représentants ne se comportent pas dans les instances patronales comme des lobbyistes, essentiellement préoccupés par les avantages fiscaux (retraites chapeaux, stock options) d’une infime minorité. Là aussi, la vertu de l’exemple est essentielle dans une société qui n’a que trop tendance à se déchirer. Comment demander à la population de nécessaires sacrifices, si les dirigeants des grands groupes n’apportent pas, eux aussi, leur contribution à cet effort collectif.

« L’Allemagne nous montre la voie dans son comportement si habilement protectionniste », nous dit Jean-Bernard Lévy. Le consommateur, les opérateurs publics ont le réflexe d’acheter allemand. Ils appliquent la préférence nationale. Toute politique volontariste pour mobiliser les forces vives du pays, nos multinationales, serait effectivement vouée à l’échec, sans une prise de conscience du consommateur. « Vos achats sont vos emplois.» Il faut en finir avec cette frilosité à l’égard des campagnes pour inciter à acheter français. Avec ce dénigrement systématique de tout ce qui est national par rapport à l’international. Avec la pusillanimité des donneurs d’ordre publics qui se réfugient derrière Bruxelles et les règles de la concurrence, pour refuser toute préférence nationale.
Quand le consommateur comprendra-t-il qu’il est aussi un producteur et un contribuable ? Que plus il creuse le déficit commercial par ses achats, plus il détruit d’emplois et plus in fine cela coûtera cher au contribuable qu’il est. Nos multinationales ont un rôle à jouer dans cette prise de conscience. Elles doivent aller dans le sens d’une traçabilité obligatoire du produit. Le consommateur doit savoir où et comment a été fabriqué, assemblé un produit, et avec quelle empreinte carbone. La notion d’origine, appliquée dans l’agriculture devrait être généralisée. On assiste, en province, à un phénomène intéressant où certains commerçants privilégient désormais les achats de proximité, le circuit court, le label d’origine. Une telle politique, dès lors qu’elle serait habilement menée comme chez certains de nos voisins, ne saurait tomber sous les foudres de Bruxelles, qui a par ailleurs fort à faire pour redorer son blason. Nul doute que nous devrions avoir avec la Commission un comportement plus souple dans la forme, afin d’être plus inflexible sur le fond.

La seule question qui vaille est aujourd’hui de savoir si les Français ont encore collectivement envie de se battre. Il est vrai que le pays est fatigué. Moralement. Psychologiquement. Il ne s’aime plus. Les Français auraient ils choisi la voie d’un lent déclin ? Préférant les loisirs, le temps libre, plutôt que le travail, la réussite. Les dérives du capitalisme financier, sans foi ni loi , lui servant d’alibi pour ne pas se retrousser les manches. L’incapacité des politiques à faire réellement bouger les choses le confortant dans son sentiment d’impuissance. « A quoi bon lutter » se dirait ce vieux peuple. « Faisons en sorte que notre déclin soit le plus lent et le plus doux possible. Maintenons notre art de vivre que les nouveaux riches des pays émergents viendront observer comme les derniers vestiges d’un monde disparu. Transformons Paris en un vaste musée et la France en un parc d’attractions. Abandonnons toute ambition ». Voilà bien le risque que courre notre pays. Saurons-nous collectivement résister à la tentation de Venise ?

Jean Michel Quatrepoint
(Paru dans La France et ses multinationales – Xerfi Éditeur – Janvier 2011)

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