Transition ! S’il y avait un mot – un seul – à retenir de ce colloque ce serait bien celui-là. Ce n’est pas la première fois que le monde connaît de telles mutations, de telles transitions. Ce sont des périodes difficiles, douloureuses, où les modèles anciens ne fonctionnent plus, mais où les nouvelles règles du jeu n’apparaissent pas encore clairement. Ce sont des époques dangereuses car, faute de pouvoir résoudre pacifiquement la multitude de problèmes qui se posent, les sociétés peuvent être tentées de basculer dans la violence. Cette transition est à la fois technologique, sociologique, géographique et démographique.
Technologique, parce que nous basculons d’une économie alimentée par les énergies fossiles, dans un système de production qui va privilégier les énergies durables. Cela va avoir, cela a déjà, un impact sur la production et sur la conception même des produits, qui vont incorporer une innovation permanente, en fonction des modes et des impératifs environnementaux.
Sociologique, parce que même si les réservoirs humains de la Chine et des pays émergents constituent cette fameuse armée de réserve de main d’œuvre à bon marché chère à Karl Marx, la lutte des classes traditionnelle a vécu. L’échec des régimes communistes l’a enterrée. Mais il reste un fait : la paupérisation des classes moyennes occidentales qui s’accélère, au fur et à mesure que les emplois se délocalisent là où les coûts de production sont les plus faibles. Au nom de l’idéologie du low cost. Ce phénomène déstructure des sociétés fondées sur le principe de l’ascenseur social. Le fossé se creuse chaque jour un peu plus entre la grande majorité de la population et quelques élites mondialisées qui profitent à fond de la globalisation et de la financiarisation de l’économie.
Démographique, parce que le phénomène majeur de ces dernières décennies est l’accroissement de la population mondiale et son vieillissement très spectaculaire dans la vieille Europe et au Japon. Nous vivons de plus en plus longtemps. Avec les dernières années de la vie qui coûtent de plus en plus cher. Dans le même temps, nos emplois s’évaporent et, avec eux, les recettes fiscales et sociales qui s’y attachent.
Géographique, parce que cette transition que nous vivons se traduit aussi par un gigantesque transfert de richesses. Si l’on replace les évènements actuels dans un contexte historique on peut dire qu’il s’agit là d’une évolution naturelle, qui veut que le centre de gravité, pour ne pas dire le centre du monde, aille d’est en ouest. De la Mésopotamie à l’Égypte, puis à la Grèce, avant d’arriver à Rome. Il y eut ensuite l’apogée de l’Espagne, grâce à sa conquête du nouveau monde. La France, de Louis XIV à Napoléon, eut son heure de gloire. Puis l’Angleterre, et enfin, les Etats-Unis. Aujourd’hui, le pouvoir, la puissance basculent vers l’Asie, la Chine. Une Chine, pour qui la boucle serait ainsi bouclée, et qui voit là une sorte de revanche. Ne fut-elle pas la première puissance mondiale durant des siècles ? Un transfert de richesses, auquel les multinationales ont largement contribué, et dont elles ont abondamment profité.
Il ne s’agit pas aujourd’hui de lutter contre les moulins à vent. Ni de prôner un repli sur soi, un retour en arrière, aussi irréaliste que suicidaire. L’Europe, et encore moins la France, ne sauraient dominer le monde, comme ce fut le cas au XIXè et au début du XXè siècle. Nos populations n’en ont ni l’envie, ni les moyens. En revanche, nous devons prendre conscience que sans réaction de notre part, notre déclin est inexorable et va aller s’accélérant. La guerre économique est une réalité. Et la mondialisation, loin de l’atténuer, ne fait que l’exacerber. Pendant deux décennies, on nous a vendu le mythe d’une mondialisation heureuse. On a voulu nous faire croire que notre avenir se trouvait dans l’immatériel, le virtuel, que les services à la personne seraient les emplois de nos enfants. On nous a expliqué que les déficits commerciaux à l’heure de la globalisation ne voulaient plus rien dire. On nous a même convaincus de confier nos épargnes à des spécialistes qui allaient l’optimiser, aux quatre coins du monde, au nom de l’efficience des marchés.
Avec la crise – sans doute l’une des plus graves que le capitalisme occidental ait connue – les yeux se décillent. Nous devons changer… tout en restant nous-mêmes. Nous devons changer nos modes de production. Nous devons modifier notre rapport au travail. Nous devons revoir notre système éducatif. Nous devons repenser à long terme dans un monde qui vit au rythme du temps réel. Nous devons réinventer un modèle économique, qui ne soit ni celui de Keynes, de Ricardo, de Marx ou de Schumpeter. Même si certaines des idées de ces grands économistes sont toujours d’actualité. Tâche immense, dira-t-on. Sans doute. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas s’y atteler. D’autant – et ce colloque l’a montré – que les idées pour refonder une stratégie offensive pour notre pays ne manquent pas.
La France ne peut pas abandonner l’industrie. C’est elle qui tire l’innovation et l’exportation. On pourrait d’ailleurs presque en dire autant de l’agriculture. Dans ces deux secteurs, notre pays a une légitimité et ne doit pas l’abandonner. Il faut garder nos champs en activité et conserver des usines modernisées d’où sortiront des produits incorporant beaucoup d’innovation et ciblés sur des marchés bien précis. En sachant utiliser nos marques, ou ce qu’il en reste, et en y associant les villes et régions concernées : par exemple la porcelaine de Limoges, la coutellerie de Thiers, ou les chaussures de Romans. Dans l’agroalimentaire, les produits de beauté, nous avons commencé à le faire. Ce processus doit s’étendre à des biens de consommation et d’équipement. On n’empêchera pas les délocalisations, mais on peut en revanche relocaliser la fabrication des produits de demain, dans des usines modernisées, économes en énergie, avec des personnels qualifiés. Des produits de qualité, ayant une faible empreinte en CO2.
La notion de filière industrielle est plus que jamais d’actualité. L’aéronautique, l’espace, le nucléaire font vivre des centaines de PME détentrices souvent d’un savoir-faire de haute technologie. Derrière de grandes entreprises, celles du CAC 40, foisonne un tissu entrepreneurial qui irrigue notre territoire. Qu’un de ces géants vienne à défaillir, change d’actionnaires ou de stratégie, et c’est toute une filière qui s’effondre avec des dizaines de milliers d’emplois qualifiés qui s’évaporent, un savoir-faire qui disparaît, des exportations qui se transforment en importations. On ne dira jamais assez la catastrophe qu’ont été l’absorption de Pechiney par Alcan ou la vente d’Arcelor à Mital. Au-delà de ces entreprises, ce sont des filières entières qui se s’évanouissent. On ne dénoncera jamais assez la politique suicidaire menée par Serge Tchuruk à la tête d’Alcatel. Comment ne pas évoquer la responsabilité de Renault dans la contraction spectaculaire de la balance commerciale de l’automobile ? Il ne faudrait pas que de telles erreurs se répètent. À cet égard, la France doit tout faire pour conserver un accès à ces matières premières (uranium, terres rares, nickel…) qui seront, à l’économie du XXIè siècle, ce que le pétrole a été à celle du XXè. C’est dire qu’Eramet, comme Areva, doivent rester dans le giron national.
Il ne faut plus avoir peur de promouvoir le made in France. Nos représentants à Bruxelles devront être moins sensibles aux arguments du lobby de la grande distribution ou de certains industriels du luxe, et prendre clairement position pour la réintroduction de l’obligation de la mention d’origine sur tous les produits. Au nom du droit du consommateur de savoir où a été fabriqué le produit qu’il achète. Ce serait un premier pas qui permettrait d’ajouter ensuite une autre information essentielle : le montant des émissions de CO2 que la fabrication, la distribution et surtout le transport de ces produits ont généré. Il ne faut pas hésiter à mener campagne pour mettre le consommateur face à ses contradictions. Plus il achètera des produits venant de l’autre bout du monde, plus il sciera la branche sur laquelle il est assis, puisqu’il participe de fait à la destruction des emplois, de son emploi. Le consommateur allemand a compris depuis longtemps qu’en achetant allemand il consolidait son propre emploi. Encore faut-il que les grands groupes jouent bien ce jeu-là, et se comportent, eux aussi, en citoyens responsables.
La réindustrialisation passe par l’émergence d’un nouveau tissu de PME. On en parle depuis des années… mais rien ne se passe. Là aussi, l’exemple allemand peut servir. A condition que tous les acteurs tirent dans le même sens, comme cela fut le cas à l’époque des Trente Glorieuses : les grands groupes, les banques, les pouvoirs publics et les patrons de PME eux-mêmes. Ces derniers, souvent gagnés par l’idéologie court-termiste et par une fiscalité qui privilégie la plus-value sur le revenu récurrent, n’ont eu que trop tendance à se vendre au plus offrant, sans se préoccuper de la pérennité de l’entreprise, ni du lien qu’elle pouvait garder avec le territoire. Si l’on souhaite qu’émerge une nouvelle génération d’entreprises familiales, ancrées régionalement, exportatrices, créatrices d’emplois à valeur ajoutée, il faudra mettre en place le cadre et les réglementations nécessaires pour favoriser leur développement. Les mentalités devront changer, notamment à Bercy et parmi les classes dirigeantes, qui n’ont eu que trop tendance à privilégier les grands groupes, le système financier et la grande distribution. Au détriment de toute cette middle class, que sont les PME, commerçants, artisans, travailleurs indépendants, professions libérales, sans parler des épargnants. C’est sur elle que l’on a fait de plus en plus peser le poids des prélèvements sociaux et fiscaux.
Pas de réindustrialisation sans une remise à plat de la fiscalité et des circuits de l’épargne.
C’est un sujet éminemment sensible, tant les lobbies sont prompts à réagir. Pourtant, si l’on veut enrayer notre déclin, il faut non seulement relocaliser des emplois à valeur ajoutée, mais aussi retrouver un minimum de matière fiscale et reprendre en mains une partie au moins des circuits de transformation de l’épargne. La mondialisation, la libre circulation des capitaux se sont accompagnées d’une optimisation fiscale. En clair, plus les groupes étaient grands, plus ils étaient globalisés, et mieux ils étaient armés pour payer le minimum d’impôts. Cette évaporation de la matière fiscale touche tous les pays occidentaux, contraints à se livrer eux-mêmes à une surenchère auprès des multinationales pour quémander un peu d’activité. Ce capitalisme de la plus-value et du court-termisme s’est traduit par un sous-investissement dans les pays occidentaux et un endettement des États pour compenser les déficits commerciaux, les moins-values fiscales, et assurer un maintien des systèmes de protection sociale.
La France connaît un sous investissement majeur de son outil industriel : 30 milliards d’euros par an, depuis dix ans, soit 300 milliards. C’est pour le moins paradoxal, puisque nous avons l’un des taux d’épargne les plus élevés du monde : 16 % du revenu annuel moyen des ménages. Le montant de la seule assurance vie est de 1 250 milliards d’euros. Or, cet argent n’a pas été investi directement dans l’économie réelle et le tissu entrepreneurial. Mais dans les innombrables produits financiers qu’une économie de la dette et une philosophie de la plus value à court terme ont engendré. Sous l’influence des Anglo-saxons, la fiscalité des États a en effet privilégié la plus-value sur le revenu, le trading à court terme sur l’investissement long terme, le LBO à base de dettes plutôt que le capital risque. Une fiscalité inspirée par et pour le système financier. Si l’on veut privilégier le long terme, favoriser l’émergence de PME, il faut changer de priorités. Les PME ont besoin de trouver des fonds propres. Sans doute, faudra-t-il davantage taxer les LBO, pour mieux exonérer le capital risque, dès lors que celui-ci est investi à long terme. Plus la plus-value est rapide, plus l’impôt doit la pénaliser. Ce n’est qu’à ce prix que l’on changera les mentalités, les mœurs, et que l’investissement de long terme retrouvera droit de cité.
Il faudra également se pencher sur la fiscalité de multinationales devenues expertes dans l’art de l’optimisation fiscale. Pourquoi ne pas reprendre une idée étudiée aux Etats-Unis : celle d’une Corporate Activity Tax basée sur le chiffre d’affaires réalisé sur le marché français ? Une CAT, à valoir sur l’IS, et qui pourrait être minorée en fonction des investissements réellement réalisés en France. C’est là une piste pour imposer un minimum les Google, Amazon et autres multinationales, qui ne paient aucun impôt chez nous.
Taxer le trading et brider la spéculation
Si l’on veut vraiment encadrer la finance, la remettre au service de l’économie réelle, il va bien falloir s’attaquer au cœur du business financier, c’est-à-dire le trading sur tout et n’importe quoi. Le meilleur moyen pour réduire le champ de la spéculation, c’est de faire en sorte qu’elle soit moins rentable. Et pour qu’elle le soit moins, il faut tout à la fois poser quelques principes réglementaires et surtout taxer. La France doit se faire le champion de la taxe sur les flux financiers. Sur tous les flux et tous les types de marchés, spécialement ceux des produits dérivés. Un moyen de freiner le trading et de récupérer des recettes pour des États qui pourront ainsi se désendetter peu à peu. Le marché des changes comme des matières premières sont dans les mains de la spéculation. Le commerce mondial quotidien représente 30 milliards de dollars alors que le montant des transactions sur le marché des changes est de… 3000 milliards par jour : un rapport de 1 à 100. Pour le pétrole, ce rapport est de 1 à 35. Pour un baril réel échangé il y en a 35 virtuels. Le trading sur les produits essentiels devrait être interdit aux acteurs financiers et réservés aux seuls professionnels. Producteurs et consommateurs de biens réels doivent reprendre la main sur ces marchés.
Une taxe carbone aux frontières
Si l’on veut vraiment lutter contre les gaz à effet de serre et acheter un peu de temps pour gérer cette transition, pour réindustrialiser notre vieille Europe sur de nouvelles normes environnementales, il faudra bien instaurer une vraie taxe carbone aux frontières, non pas seulement sur l’énergie, mais aussi sur le CO2 contenu dans n’importe quel produit. Certains hurleront au protectionnisme ! Mais c’est le seul moyen de lutter contre une concurrence déloyale et d’acheter le minimum de temps nécessaire pour rebasculer nos outils de production. La Chine ne fait pas autre chose. Elle continue de polluer un maximum, et refuse tout engagement contraignant, tout en préparant, grâce à son avantage comparatif, les produits « verts » de demain, dont elle compte bien nous inonder. Cette taxe carbone pourrait être affectée à la baisse du coût du travail qui, couplée avec une TVA sociale, permettrait de retrouver une compétitivité mise à mal depuis une dizaine d’années.
La réindustrialisation doit s’appuyer sur des outils financiers spécialement dédiés. Pourquoi ne pas envisager la création d’une banque des PME, permettre la titrisation de crédits aux moyennes entreprises, inventer des produits financiers drainant directement l’épargne des Français vers le non coté ? Pourquoi ne pas relancer une politique dynamique d’achats publics ? D’autres pistes sont à étudier au niveau européen. Ainsi, le rôle de la BEI pourrait être élargi.
Travailler plus
Réformer la fiscalité de fond en comble est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il faudra avoir le courage de s’attaquer au fatras de la législation sociale, fruit de plus d’un demi-siècle de textes législatifs et réglementaires. Il conviendrait tout à la fois de simplifier, d’oser supprimer les innombrables prélèvements (1% Logement, formation…) qui, s’ajoutant aux charges sociales traditionnelles, viennent grever le coût du travail en France. Que dire également des contraintes juridiques de tous ordres qui viennent brider la liberté des entrepreneurs ? Sans parler du principe de précaution qui vire parfois à l’absurde. Toutes les grandes inventions ont eu leur lot de victimes. Ainsi, l’électricité a causé pas moins d’un million de morts. Tout comme l’automobile. Trop d’aversion au risque tue le progrès.
Enfin, il faudra bien lever un tabou : les Français ne travaillent pas assez. Pendant la semaine, avec les 35 heures; pendant l’année avec les congés payés, RTT, jours fériés, ponts, congés parentaux, congés maladie…et durant toute une vie. On vante à juste titre la productivité du Français. Elle est, en effet, l’une des meilleures au monde… lorsqu’il est à son travail. Lorsqu’il a un emploi.
Les responsabilités dans cette dérive sont multiples. À commencer par celle de l’Éducation nationale qui, sous la pression des parents et des lobbies touristiques, a multiplié les semaines de congé et inventé la semaine de quatre jours dans le primaire. Responsabilité des entreprises, notamment des grandes qui militent pour que l’on repousse l’âge de la retraite, tout en licenciant les seniors de plus en plus tôt. Responsabilité du corps social, qui finalement semble s’accommoder de notre société de loisirs, même si les ménages ont de moins en moins d’argent pour en profiter. Une société qui se replie sur soi, et perd toute ambition.
Trois ans après le début de la crise, deux ans après la faillite de Lehman Brothers, rien n’est réglé. La crise financière est toujours là, sous-jacente. Le doute persiste sur la santé du système bancaire, notamment européen. Les dettes publiques s’amoncellent. La crise économique n’a pas disparu. La crainte d’une rechute, en Europe comme aux Etats-Unis, est bien réelle. La crise sociale commence. Avec des taux de chômage qui pourraient bien devenir insupportables.
Mais il est une crise peut-être plus grave encore et qui frappe tout particulièrement la France : la crise morale. Les populations ont perdu confiance. Elles ont le sentiment, malheureusement pas totalement infondé, qu’il n’y a plus de pilote dans l’avion. Que les dirigeants politiques n’ont finalement ni vision, ni moyens d’action pour remettre l’économie et nos sociétés sur les rails. Avec des lobbies plus puissants que jamais et des marchés financiers qui continuent d’imposer leur logique. Des populations qui ont de plus en plus de mal à assumer leur histoire et à vivre ensemble. La France a déjà connu de telles périodes. Sans remonter aux années trente de sinistre mémoire, l’ambiance actuelle présente bien des similitudes avec le climat délétère qui régnait à la fin de la IVè République. Sommes-nous encore capables d’un sursaut collectif ? Avons-nous les élites pour mener à bien cette transition douloureuse et mobiliser le corps social autour d’une ambition, d’un projet pour notre pays ?
Jean-Michel Quatrepoint
(Article paru dans « Finance, emploi, relocalisations » septembre 2010 – Xerfi Previsis)